Je ne comprenais pas d’où venaient tous ces clients, ces derniers jours. Jusqu’à ce qu’une collègue me montre cet article du Parisien, avec un commentaire : « Tu te rends comptes, une mère de famille ! Assassinée par un tueur à gages ! On se croirait dans un de ces romans policiers que tu adores ! ».
L’enquête avance sur le meurtre de la mère de famille de 43 ans, retrouvée jeudi dernier dans le bois de Vincennes. D’après une source proche de l’enquête, il s’agirait d’un crime commandité, exécuté par le tueur à gages connu sous le nom de Mika, et à qui trois autres meurtres sont attribués.
Et ça continue comme ça sur un quart de page. On parle de moi dans la presse. Je répète : on parle de moi dans la presse. Si je voulais honorer toutes les demandes que j’ai reçues ces derniers jours grâce à cette opération de comm’, il faudrait que j’arrête de travailler, et peut-être même que j’en sous-traite une partie. Le problème, c’est que j’ai Poulet-en-chef maintenant, et ça devient sérieux entre nous.
Je vais peut-être simplement choisir mes contrats pendant un temps. Prendre les plus rentables ou les contrats de promesse. Ah oui, c’est vrai que je ne vous ai pas parlé de mes contrats. En général, je fais payer pour chaque contrat, mais il m’arrive de faire des contrats « de promesse ». Le client ne débourse pas un centime, mais il s’engage à me devoir un, deux ou trois services pendant une durée définie à l’avance – en général, entre 5 et 10 ans. C’est très utile à long terme, lorsqu’on a besoin de déverrouiller des processus compliqués, par exemple d’accéder à un labo d’analyses, à des informations confidentielles ou à des produits introuvables sur le marché.
Depuis l’article du Parisien, les journalistes ne me lâchent pas. Certains se font passer pour des collègues d’autres services, d’autres pour des avocats, d’autres encore pour des bœuf-carotte. Ils m’épuisent. J’ai déjà dû repousser deux fois mon dîner avec Camille cette semaine – et elle devait dormir chez moi.
Avec Camille, c’est différent des autres. Elle parle de livres qu’elle a lus, de livres qu’elle a aimés, de sa mère parfois. Quand je l’ai interrogée sur son père, son regard s’est assombri et elle m’a répondu d’une voix douloureuse : « Il est mort, je n’aime pas parler de lui. » J’ai vu suffisamment de femmes battues, quand j’ai débuté, pour reconnaître cette souffrance. Je lui ai répondu, comme on nous l’a appris, que j’étais là si elle voulait en parler. Bienveillant, à l’écoute, pas de jugement.
« Damien Froissard.
— Bonjour, Hortense Merisier pour l’Info en direct. Je voulais savoir ce que vous pouviez nous dire sur le meurtre de la mère de famille ?
— Comme vous le savez, rien du tout, l’enquête est en cours.
— Allez, je vous demande rien de précis, juste un petit truc, une toute petite info, de quoi broder par-dessus… Mon patron va me renvoyer à la rubrique des chiens écrasés si je lui ramène rien…
— L’enquête est en cours, c’est ma réponse. Inutile de rappeler. Bonne journée, Madame. »
Je raccroche au moment où la commissaire entre dans le bureau. Elle cligne des yeux, m’ordonne de prendre mon après-midi, ignore mes protestations, reste stoïque devant mon bureau pendant que je pose ma demi-journée – j’ai des tonnes d’heures supp à récupérer – et que je range mes affaires.
« Ça vous fera du bien. Allez au cinéma, allez courir, faites ce que vous voulez mais détendez-vous. Vous arriverez à rien de plus si vous dormez pas un peu. »
Elle a raison, bien sûr. Ça fait des mois que je n’ai pas été à la bibliothèque. J’espère que Camille finit tôt aujourd’hui. On pourrait faire ce dîner ce soir, aller chez elle – c’est quand même plus joli que chez moi – et… J’enfile mon blouson sous les ricanements des collègues. Il paraît que quand je pense à Camille, j’ai le sourire bête du type amoureux.
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