Lorsque j’attempis, je sais tout de suite que quelque chose ne va pas. On devrait être dans les locaux de l’Agence, dans le hangar des transferts, et on est sur le chantier de construction d’un immeuble. A côté de moi, Félix n’en mène pas large. Putain de crétin. Putain de foutu crétin qui répète : « Le hangar, il est où le hangar ? ».
Je pourrais lui laisser le temps de se remettre, mais un ouvrier nous a remarqués. On doit se tirer, on verra après pour… Je secoue doucement Félix, avant de le remorquer plus loin en m’excusant mollement. Le contremaître m’insulte, me fait remarquer que c’est dangereux. Comme si je n’avais pas de plus gros problèmes d’une chute de bois de construction, là tout de suite !
Je traîne Félix jusqu’à un banc, l’assois de force. Il marmonne toujours, les yeux dans le vague, se balançant d’avant en arrière. Je prends soudain conscience que j’ai près de 40 ans alors que lui n’en a que 21, que j’ai fait des dizaines de voyages et que c’était son premier.
« Félix, répète-moi ce que dit le manuel sur les univers alternatifs inconnus.
— D’abord, s’assurer que l’univers a la connaissance du voyage dans le temps. Prendre contact avec l’Agence, qui pourra nous insérer dans cette temporalité. Rester discret. Ne plus faire de nouveau voyage dans le temps. Colonel, vous pensez que c’est de ma faute ? »
Evidemment que c’est de ta faute. Je soupire, m’installe à côté de lui.
« Félix, regarde-moi. Tant qu’on n’est pas à l’Agence, tu ne dois plus m’appeler colonel. On ne sait pas où on est, ça pourrait être dangereux d’être militaire. On va respecter les consignes de sécurité. Désolée pour toi, mais j’ai bien peur que ce soit la fin du voyage. »
Les choses s’enchaînent sans difficulté. Tenue de camouflage copiée sur un passant. Demander une encyclopédie, plutôt un livre si c’est possible – va savoir quelle technologie ils utilisent ici. Trois kilomètres de marche jusqu’à la bibliothèque. Demander à la vieille pie au guichet s’ils ont quelque chose sur le voyage dans le temps – c’est pour mon fils, ça le passionne.
« Plutôt un film ou un livre ?
— Un livre, s’il vous plaît.
— Le rayon science-fiction, c’est au deuxième, deuxième salle à gauche. »
Félix n’a pas prononcé un mot, mais a blêmit en entendant science-fiction. Je le traîne de nouveau par le coude, dans les escaliers, le couloir, les rayonnages, parcours en silence les quatrièmes de couverture. Ce sont des romans, uniquement des romans.
Je demande à voix basse à une autre employée, s’il n’y aurait pas des livres un peu plus sérieux. Elle me propose de chercher dans leur base de données, en me désignant une rangée de machines qui ressemblent à des micro-ordinateurs. La dernière fois que j’en ai vus, c’était au musée de la mécanique.
On n’en utilise plus chez nous depuis au moins 200 ans, depuis les premiers ordinateurs quantiques. Ordinateurs quantiques qui ont permis, au bout de quelques dizaines d’années, de fabriquer les premières capsules de transport, rapidement transformées en combinaisons par l’Agence. Pas d’ordinateur quantique, pas de capacité de calcul pour le voyage temporel.
C’est la fin du voyage.
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