Contrairement à ce que je redoutais, la vie commune avec Poulet-en-chef est plutôt agréable. Il travaille 12 heures par jour et est régulièrement d’astreinte le reste du temps. Pour ce qui est de mes activités extra-professionnelles, je lui prépare une tisane magique et, s’il se réveille, je suis une insomniaque tarée, qui se promène dans les rues glaciales à trois heures du matin pour trouver le sommeil.
La première fois que je lui ai présenté cette excuse, il m’a fait suivre pendant trois semaines. Finalement, la surveillance a pris fin lorsque son collègue a compris qu’il ne trouverait rien. Il ne risquait pas de trouver quoi que ce soit, je l’ai repéré en rentrant du travail le lendemain.
J’ai suivi ma routine officielle. Trois semaines, c’est long, mais ça a rassuré Poulet-en-chef : j’ai une vie aussi chiante qu’elle en a l’air. Je prends mon thé sur le balcon, un livre à la main. Une demi-heure plus tard, je sors, les écouteurs aux oreilles, pour aller à la bibliothèque, en faisant parfois une escale par la boulangerie pour une douceur. Quand je ressors le soir, je marche une heure pour faire le tour des boîtes à livres du quartier, et je glisse mon butin dans un filet à provisions.
Le jeudi soir, je fais le marché. Je mange toujours une barquette de framboises en cachette, même quand ce n’est pas la saison. J’achète aussi un kilo de pommes, d’oranges ou de bananes que je distribue aux sans-abris que je croise sur le chemin du retour. Le vendredi soir, je fais le ménage. Je descends les poubelles, puis les déchets recyclables, puis les verres.
La première fois que Camille est sortie au milieu de la nuit après m’avoir fait boire une de ses tisanes somnifères, j’étais persuadé qu’elle était allée retrouver un amant. Ce n’était probablement pas la première fois, d’ailleurs, ses tisanes sont redoutablement efficaces. C’était vraiment con, pour une fille aussi brillante, vu que je bosse au moins trois nuits par semaine et la moitié des week-ends.
Je l’ai faite suivre par un collègue qui m’en devait une. En-dehors de sa passion coupable pour les framboises et de ses vols de bouquins dans les boîtes à livres, j’ai juste eu honte d’avoir douté d’elle. C’est le genre de fille qui achète des fruits juste pour les donner aux SDF, qui aide les jeunes mamans avec leurs poussettes dans le métro et qui change de livre tous les jours.
Elle n’a pas d’amant, elle a juste des souvenirs douloureux qui l’empêchent de dormir et qu’elle ne veut pas anesthésier avec ses plantes. La faire surveiller, ça fait juste de moi l’horrible type possessif et jaloux. Avec le père qu’elle a eu, c’est pas glorieux.
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