Mon géniteur n’était pas un homme bien. C’est ce que je me dis, à chaque fois que je reviens et que je m’installe devant sa tombe. C’est mon endroit préféré pour réfléchir à mes dossiers. Je viens avec ma chaise pliante, mon bloc et mon stylo, mes notes et mes photos, et je travaille. Damien ne le sait pas. Damien ne peut pas comprendre.
Ce n’était pas un homme bien : sa seule bonne action, ça a été de mourir – et encore, il a fallu que je l’aide pour ça. La vérité, c’est que je ne pensais pas que ça serait si simple. Je ne pensais même pas que ça marcherait. J’ai utilisé mes forces et profité de ses faiblesses ; j’ai utilisé mon cerveau et profité de sa violence.
A la bibliothèque, j’ai facilement trouvé des revues de mécanique expliquant comment changer des freins et comment reconnaître des freins usés. Je n’avais pas beaucoup de temps : sa commande de freins neufs devait arriver en quelques jours. J’ai marché jusqu’à la casse avec mes outils dans mon sac à dos, expliqué au type que je voulais changer mes freins mais qu’avant, j’aurais aimé m’entraîner, et quoi de mieux qu’une casse pour ça ?
Il avait une fille de mon âge, et il a été enchanté de m’apprendre les gestes, la précision, les astuces en fonction du modèle ; enchanté de savoir qu’au moins une jeune femme serait autonome pour un geste aussi simple. De nos jours… Il m’a même offert un Coca et un paquet de lingettes. Il n’a même pas remarqué que je repartais avec des freins usés. Le soir même, j’ai mis en application ce que j’avais appris.
Mon père n’a rien remarqué. Il était bien trop occupé à harceler ma mère en faisant le tour de la maison et en lui reprochant tout ce qui allait de travers. J’ai passé le reste de la nuit à me frotter les mains pour en faire disparaître la graisse et le cambouis, et à marcher à l’autre bout de la ville pour jeter les vêtements que j’avais salis.
Le lendemain, alors que j’allais prendre mon train, il m’a proposé de me déposer. J’ai refusé. Il a insisté. Il était menaçant. Après tout, me suis-je dit, peut-être que ces freins-là n’étaient pas si usés que ça. Après tout, peut-être que des freins usés ne causent pas toujours un accident. J’ai enlacé ma mère, lui ai murmuré que je l’aimais, au cas où je ne reviendrais pas. Je ne voulais pas éveiller les soupçons de mon géniteur, pas alors que mes mains semblaient avoir été pelées à la ponceuse électrique.
Je suis montée dans sa voiture. Il a vu ma peur, j’ai vu son sourire des mauvais jours. J’ai attaché ma ceinture, lui non. Deux kilomètres plus loin, j’ai vu le feu passer au rouge et j’ai su qu’il n’aurait pas le temps de s’arrêter. Au ralenti, je l’ai vu appuyer sur la pédale de freins pour faire crisser les pneus, pousser un bref juron contre ces freins qui ne freinaient pas – et pour cause – et tourner le volant vers la droite, pour éviter le flot des autres véhicules.
J’ai fermé les yeux.
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