Je suis montée dans la voiture de mon géniteur. Il a vu ma peur, j’ai vu son sourire des mauvais jours. J’ai attaché ma ceinture, lui non. Deux kilomètres plus loin, j’ai vu le feu passer au rouge et j’ai su qu’il n’aurait pas le temps de s’arrêter. Au ralenti, je l’ai vu appuyer sur la pédale de freins pour faire crisser les pneus, pousser un bref juron contre ces freins qui ne freinaient pas – et pour cause – et tourner le volant vers la droite, pour éviter le flot des autres véhicules.
J’ai fermé les yeux.
J’ai entendu un énorme bruit de métal écrasé et j’ai eu mal. Instantanément. La violence du choc m’a propulsée en avant, la ceinture m’a retenue. Côtes cassées. Mon front a heurté le pare-brise défoncé et a été entaillé. Des flots de sang m’ont couvert le visage. Le reste de mon corps, écrasé par l’avant de la voiture, ne pouvait plus bouger.
J’ai entendu des crissements de pneus, des cris. J’ai ouvert les yeux. L’avant du corps de mon père reposait sur le tableau de bord, la tête de l’autre côté du pare-brise. J’ai essayé d’ouvrir la portière, vainement. Une infirmière à la retraite a rapidement pris les choses en main, donnant des ordres à ceux qui voulaient bien aider. Appelez les secours, prenez le pouls de l’homme, de la jeune fille, dites-lui de ne pas bouger, demandez son identité, son âge, posez des questions simples.
Elle a vérifié et confirmé les dires d’un passant paniqué : plus de pouls chez le conducteur. Je me suis mise à pleurer. De terreur, de joie, de soulagement, de culpabilité. Les pensées se bousculaient dans ma tête. Ainsi donc, il était mort et bien mort, pas vrai ? J’allais aller en prison, c’était sûr. C’était fini, plus jamais ma mère ne souffrirait. J’aurais dû mourir avec lui. J’allais sûrement mourir, de toute façon, j’avais tellement mal partout.
Les pompiers sont arrivés au bout de cinq minutes. Cinq longues minutes. Ils m’ont mis une minerve et ont commencé à découper la tôle des deux côtés en même temps. Le Samu est arrivé à son tour, suivi de la police. J’ai été extraite de la voiture, placée dans une coque rigide. J’étais frigorifiée malgré le soleil déjà chaud de début juin. J’ai entendu le nom d’un hôpital. On m’a installée dans la camionnette de pompiers – le Samu prenait en charge mon père. Je pleurais toujours.
Un policier est monté avec nous et m’a posé des questions sur l’accident. Pour la première fois, j’ai parlé. J’ai parlé de mon père qui critiquait ma mère, qui la giflait pour un dîner trop cuit ou une chemise mal repassée, qui la poussait contre les murs derrière la porte close de leur chambre, qui se repentait quelque temps et recommençait, encore et encore et encore. Pour la première fois, j’ai aussi parlé de sa façon de me terroriser.
Pour la première fois ce jour-là, j’ai parlé et j’ai menti.
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