Lorsque j’entre dans le bar en tremblant, un homme est accoudé au comptoir. Affaissé sur, serait l’expression la plus exacte. Tout en me demandant ce que je veux, la serveuse lui tend son verre de vin, qu’il pousse vers moi : « Z’en avez plus besoin que moi. » Je proteste, mais il lève déjà une main molle pour commander un autre verre.
« Chais pas ce qu’y vous arrive, mais c’est qu’un verre, ça va, j’vous demande rien. C’est cadeau. »
Il s’affaisse à nouveau sur le comptoir, se redressant tout juste assez pour boire à petites gorgées pendant que je fixe mon verre avec un mélange d’horreur et d’attirance. Huit ans et dix mois que je n’ai pas bu une goutte d’alcool. Huit ans et dix mois que, chaque matin, je me dis « aujourd’hui, je ne boirai pas » avec conviction. Huit ans et dix mois.
Qu’est-ce que je fous là ? Pourquoi est-ce qu’au bout de huit ans et dix mois, j’ai toujours cette attirance morbide pour les bars ? Pourquoi est-ce qu’en découvrant cette fille à moitié à poil dans notre lit avec mon mari, j’ai encore eu le réflexe de venir ici ?
Je tends ma main vers le verre, le fais tourner plusieurs fois sur lui-même. Tentant, n’est-ce pas ? Oui, très tentant. Après tout, c’est qu’un verre, c’est cadeau, c’est ce qu’il a dit. Je repense à Jérôme, je repense à la fille, je repense au cadavre de bouteille de champagne sur ma table de chevet. C’est qu’un verre, c’est cadeau.
A chaque tour, un nouveau souvenir d’alcool. Les soirées étudiantes, les nombreux réveils dans mon vomi. Les afters de mes premiers boulots, les verres de vin après une journée difficile, les cadavres de bouteilles de whisky qui devenaient trop nombreuses. La honte que j’ai ressentie quand j’ai dit à mon médecin « je crois que j’ai un problème avec l’alcool ». Les trois mois d’hôpital, les traitements, les psys, le groupe de parole où je vais consciencieusement tous les jeudis soirs. La bouteille de champagne sur ma table de chevet, Jérôme et cette fille.
Encore un tour : ma première pensée le matin, toujours la même promesse, pour ce que vaut la promesse d’une alcoolique. Aujourd’hui, je ne boirai pas. Ce matin aussi, j’ai promis. Je fais tourner une dernière fois le verre sur lui-même et le pousse vers la serveuse : « Un Coca, s’il vous plaît. »
Aujourd’hui, je ne boirai pas.
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