Hortense Merisier

Blog d'écriture quotidienne

#187 Contrebande (2)


Les mains attachées dans le dos, le visage ensanglanté, l’homme fut assis sur le banc des accusés. Le juge, Joël Dassaig, était un de ceux qui avaient précipité la Chute. Il savait se montrer sévère mais juste, comme on l’attend d’un juge de paix. L’équipe de police avait monté une vidéo d’une vingtaine de minutes, commençant par la porte enfoncée à deux heures du matin et se terminant par les flammes brûlant la maison du traître.

Des gros plans de la découverte de l’objet de contrebande provoquèrent des cris d’horreur dans la salle, mais Joël Dassaig en avait d’autres. Pas plus tard que le mois dernier, il avait jugé des imprimeurs clandestins. Il suivit les opérations et remercia la capitaine Fleur Kehsy qui l’avait menée à bien.

« Bon, les faits sont évidents. Détention d’objet de contrebande. Vous avez quelque chose à dire pour votre défense ?

— Monsieur le juge, ce livre… »

Des sifflets et des injures fusèrent dans la salle. Le mot lui-même était interdit. On acceptait les manuels, les œuvres d’apprentissage, mais pas les livres. Les livres avaient été inventés avant la Chute et incarnaient tout ce que l’ancien régime avait de pourri : une tolérance extrême face à toutes les pensées déviantes. Heureusement que la Chute avait permis de faire un peu de ménage dans tout ce merdier.

« Ce livre, poursuivit-il dans un glapissement désespéré, était un des derniers exemplaires de la version originale de Candide ! »

Le juge de paix leva la main pour faire taire les protestations du public. Il avait étudié Candide à l’école, à l’époque de l’école républicaine, quand le régime était encore pourri. Un ramassis de bêtises. Heureusement, maintenant, on enseignait aux enfants les mathématiques, la loi et la pensée unique. Ils étaient bien moins turbulents et bien plus intelligents.

« Espérons que ça soit le dernier. Que plaidez-vous ?

— Coupable, évidemment, je ne vais pas nier que je l’avais. J’en suis même fier, ajouta-t-il avec un regain de courage. Monsieur le juge, je préférerais être fusillé que rééduqué. Je ne veux pas d’une vie où je penserais que les livres (nouveau tapage dans la salle) sont des objets de contrebande, et pas des objets d’art, des portes ouvertes vers la magie et l’imagination.

— Vous savez très bien que la peine de mort a été abolie, et que nous vivons désormais en paix grâce à la rééducation. Vous êtes donc déclaré coupable d’idées subversives et de détention d’objet de contrebande. Ces faits sont très graves, ajouta le juge, mais notre régime est basé sur la paix et l’harmonie. Vous suivrez des soins pour ça. »

Il avisa quatre hommes habillés en blanc, leur sourit :

« Ah, bien, vous êtes déjà là. Prenez bien soin de lui, voulez-vous ? Et ramenez-le dans la communauté pour qu’il y trouve sa place. »

L’accusé résista. Une simple piqûre vint à bout de ses forces et on l’emmena, confortablement sanglé à un fauteuil roulant. La foule sortit du tribunal. Joël Dassaig se massa la nuque.

« Bon, c’est quoi après ? »

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