Hortense Merisier

Blog d'écriture quotidienne

#235 Horodeathage (4)


Dans moins d’un mois, The Day Two, un prélèvement sanguin qui permet de connaître le jour de sa mort avec une fiabilité de 99,9 %, sera disponible. Horodeath, le laboratoire qui a lancé The Day et The Day Two, a fait le pari un peu fou de garantir les résultats sous 7 jours, et pour l’occasion, ils ont recruté des centaines de milliers de personnes.

Lorsque j’ai postulé chez eux, je m’étais déjà promis de ne jamais faire de prélèvement. Evidemment, c’est la première question qu’ils m’ont posée lors de l’entretien. Un peu comme, à l’époque, il aurait été impensable qu’un candidat de Meta n’ait pas de compte Facebook, il est inenvisageable qu’un candidat d’Horodeath n’ait jamais fait d’horodeathage.

J’ai répondu, très honnêtement que ça m’en touchait une sans bouger l’autre, et commencé à ranger mes affaires, estimant que c’était rapé. La DRH m’a regardé en plissant des yeux et a ajouté, un brin provocatrice :

« Vous êtes un immortel ?

— Non, ai-je répondu en refermant mon sac. C’est juste que je n’en ai rien à foutre du jour de ma mort. »

Elle m’a fait signe de la suivre et cinq minutes plus tard, j’étais dans un autre bureau en train de signer un contrat. Responsable des opérations France. En gros, ça signifie que j’ai une ligne de crédit illimitée, tant que je garantis moins de 7 jours d’attente pour les résultats. Un poste réellement démesuré par rapport à mes anciens boulots, un salaire mensuel à cinq chiffres et des stocks options représentant le double, si j’y parviens. La DRH m’a fait un sourire sadique : « Vous avez carte blanche, l’immortel. Evitez juste de vous faire remarquer. »

Il faut croire que chez Horodeath, on s’en cogne que je croie ou non à l’horodeathage. Ma première décision a été de louer un immense bâtiment que j’ai appelé le Centre des opérations. J’ai divisé le bâtiment en dix-huit zones, pour dix-huit régions, elles-mêmes divisées en départements. Chaque département comptait entre 10 et 50 employés, répartis en 3 équipes : recherche de locaux, recrutement d’aides-soignants et de laborantins, achat de matériel. Chaque équipe devait rendre des comptes à un binôme de responsables, qui rendait des comptes à un trinôme de département, qui lui-même rendait des comptes à un trinôme de région.

Lorsqu’une équipe était en difficulté, elle devait signaler ses besoins à sa hiérarchie qui devait trouver une solution au sein d’une même région (recruter des aides-soignants à Annecy pour travailler à Grenoble, par exemple), et à défaut au niveau de la France. Aucune difficulté ne devait prendre plus de 30 minutes à être désamorcée ou déléguée au niveau supérieur. S’apercevant de la réactivité nécessaire, les chefs d’équipe s’étaient rapidement répartis le travail : le plus efficace recensait les difficultés, le plus énergique faisait le tour des équipes pour trouver une solution, le plus sociable était chargé d’en rendre compte au niveau supérieur ou d’aller frapper chez ses collègues pour le niveau national.

Tous les matins, j’organisais une grand-messe sur les open spaces, distribuant viennoiseries, encouragements et félicitations, qu’elles soient ou non justifiées. A midi, je renouvelais mon passage, distribuant des sandwichs et des cafés à ceux qui ne prenaient pas de pause – les seuls qui pouvaient manger à l’œil. En moins de trois semaines, nous avions recruté plus de 50 000 chargés de prélèvement et plus de 30 000 laborantins, répartis sur un peu moins de 800 sites à travers le pays et l’outre-mer.

C’est un de ces matins enjoués que le PDG d’Horodeath France est passé sans s’annoncer, restant dans un coin discret malgré les murmures qui l’entouraient. De mon estrade improvisée (un bureau inutilisé), dans mon jean et mon t-shirt habituels, j’ai commencé ma tirade quotidienne :

« Je sais que vous êtes tous fatigués, mais demain soir, c’est le week-end et dans quatre semaines, c’est le grand jour. The D-Day Two, comme on pourrait dire ! (cette phrase provoquait toujours quelques rires amusés, probablement par mon horrible accent ou le côté navrant de la répétition) Je suis très fier de tout ce que vous avez fait jusqu’à présent, chacun d’entre vous, face à cet immense défi, et je ne pourrai jamais assez vous remercier pour votre implication. Mais il nous reste encore beaucoup de boulot, si nous voulons être prêts à temps, pour vous, vos collègues, vos amis, vos voisins, tous ceux qui croient en Horodeath ! Allez tout le monde, au turbin ! Et prenez des croissants en passant, vous avez bien mérité une petite douceur. »

Je me suis ensuite approché du PDG. Lui portait un costume trois pièces. Il m’a dévisagé et regardé de haut en bas et de bas en haut.

« Je vois, a-t-il commenté.

— Vous voyez quoi ?

— Ma DRH pensait que vous aviez falsifié les données, que c’était impossible sans expérience.

— Bah, c’est les autres qui bossent, moi je leur accorde 3 minutes tous les matins et je leur donne à bouffer. Ils vont pas mordre la main qui les nourrit. C’est pas partout que le patron leur offre des viennoiseries tous les matins.

— Avec la carte bancaire de la société, susurra-t-il.

— Vous allez me dénoncer ? C’est pas moi qui promets monts et merveilles aux clients. S’ils sont moins motivés, on tiendra jamais les délais. Et puis d’ailleurs, si elle m’en croyait pas capable, pourquoi elle m’a recruté ? »

Il eut un sourire qui me fit froid dans le dos.

« Finissons dans votre bureau, Luka – vous permettez que je vous appelle Luka, n’est-ce pas ? »

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Une réponse à « #235 Horodeathage (4) »

  1. Avatar de Marie-Luce, miaougraphe

    Luka travaille pour Horodeath, ah ben. J’espère qu’il y en aura plus, ça m’intrigue énorménent. 😄

    Aimé par 1 personne

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