Hortense Merisier

Ecriture quotidienne, textes et courtes nouvelles

#484 Personne ne pourrait m’empêcher de rêver


Bouquet de pâquerettes et clé avec l'inscription "dream".

J’avais passé la moitié de la journée à rêvasser, prétendant lire un rapport soporifique écrit par Cassiopée. Cette chercheuse était un vrai génie, mais sa prose était infernale : bourrée de chiffres, de fausses pistes, de remarques pertinentes mais qui n’intéresseraient personne. Il me fallait à chaque fois 3 heures pour lire le moindre de ses mémos. J’avais dit mille fois à son responsable de liaison de ne pas la laisser rédiger, mais elle n’en faisait qu’à sa tête.

Aujourd’hui, c’était pire. Je pensais à Emma. Je pensais à elle un crayon planté dans les cheveux, qui faisait et refaisait les mêmes calculs, patiente malgré mes questions stupides ; je pensais à elle, recroquevillée dans sa couette, profondément endormie, le visage enfin serein ; je pensais à elle, ébouriffée, au petit matin, à ses cheveux qui me chatouillaient le cou, à son bras fin posé sur mon ventre ; je pensais à elle, plongée dans la vaisselle, puis me faisant face avec sa moue obstinée.

Et surtout, je me repassais en boucle le rêve érotique que j’avais fait et où elle tenait un rôle principal. Ça n’avait rien de glorieux, mais personne ne pouvait m’empêcher de rêver.

Killian, mon assistant, passa la tête par la porte de mon bureau.

« Monsieur ? C’est encore M. Berkhein. »

Killian se rapprocha, baissant d’un ton.

« Je lui ai dit qu’il devait s’adresser à Mme Stone, mais il prétend… il prétend que son assistante est très malpolie et lui refuse le passage. C’est une uber. Il veut… Il veut que vous donniez l’ordre de la mettre sur liste noire.

— Et ?

— Je ne sais pas quoi faire, Monsieur. Vous pouvez peut-être lui… »

J’étais condamné à ne pas connaître la suite de la requête de Killian. La porte s’ouvrit d’un coup et Franz Berkhein franchit le seuil, fou de rage. Il commença par glapir des indécences sur Mariama, exigeant son renvoi immédiat, puis sur Emma et toute cette mascarade, et commençait à critiquer l’augmentation générale lorsque je me levai.

« Franz. Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Vous voyez ceci ? »

Je tournai mon ordinateur vers lui et pointai mon écran du doigt.

« Ce torchon a été pondu par une de vos chercheuses. Cassiopée, encore. Donc si vous vous ennuyez au point de venir me faire chier, alors que Killian vous a déjà donné ma position sur tous ces sujets, vous devriez le corriger. Après tout, c’est votre équipe, c’est votre responsabilité, non ? Ou alors vous êtes tellement borné que vous vous croyez irremplaçable ? Parce qu’il y a des gens irremplaçables à Dish. »

Je contournais à présent mon bureau, et Franz reculait vers la porte.

« Cassiopée, par exemple. C’est pour ça qu’on la laisse faire ses rapports désolants. Moi. C’est pour ça que je peux partager ma façon de penser. Emma Stone, dans une certaine mesure, et c’est ce qui lui donne le droit de faire ce qu’elle veut dans le bout du couloir où vous l’avez exilée. Vous, vous faites partie de la catégorie des remplaçables, alors ne me donnez pas l’idée de vous remplacer. Si vous voulez parler à Mme Stone, faites comme tout le monde et prenez rendez-vous. C’est à votre portée ? »

Je n’étais pas spécialement fier de cette agression, mais que voulez-vous, il y a des gens qui ne comprennent que l’autorité. Les directeurs en font partie. Si je ne leur montrais pas de temps en temps qui était le vrai boss à Dish, ils se croyaient tout permis. Franz fit prudemment demi-tour, prétextant un malheureux malentendu : sa fatigue l’avait empêché de contrôler sa contrariété.

« N’oubliez pas le rapport, Franz. Et ne forcez plus jamais ma porte comme ça. Je ne le répéterai pas. »

Emma ne m’avait pas menti. Elle avait interdit l’accès à son bout de couloir aux autres directeurs, et son fidèle soldat, Mariama, valait dix hommes comme Franz. Trois autres directeurs vinrent se plaindre de l’accueil glacial de ma nouvelle conseillère, l’appelant déjà entre eux la Banquise. Emma avait ce don rare de mettre le bazar dans un système bien huilé et avec Mariama en guise de garde du corps, rien ne semblait pouvoir l’arrêter.

Au milieu de l’après-midi, exaspéré à mon tour par le défilé des directeurs, je me décidai à intervenir. Je chargeai Killian de la convoquer mais il revint très – trop – vite, m’expliquant que Mariama faisait barrage : Mme Stone était en entretien. Je me levai, réellement furieux cette fois. Qu’elle embête les directeurs, c’était une chose et c’était presque drôle, mais qu’elle se soustraie à un de mes ordres, c’était inacceptable. Ce n’est pas parce qu’elle me plaisait que je la laisserais faire n’importe quoi.

« Mme Stone, aboyai-je en déboulant dans son bureau après avoir écarté Mariama malgré ses protestations, il y a des sujets dont nous devons parler. »

Je réalisai alors qu’elle n’était effectivement pas seule : une femme enceinte pleurait à chaudes larmes, assise dans un canapé. Emma s’était accroupie près d’elle et lui tenait les mains dans l’attitude d’une amie. Je détournai les yeux et vis le reste du bureau. C’était doux et serein comme l’arrière-salle de mon restaurant. D’ailleurs, ça ressemblait beaucoup à l’arrière-salle de mon restaurant… où j’avais mangé avec Emma. Ma colère retomba comme un soufflé.

« Pardon. Je vous laisse finir. Mme Stone, veuillez venir dans mon bureau dès que cet entretien sera terminé.

— Non, vous tombez bien. Je vous présente Lisa, elle est développeuse.

— Non, Madame, intervint la fameuse Lisa, je vous assure, ce n’est pas nécessaire… C’est comme ça, je le savais dès le début…

— Vous pouvez m’appeler Emma, répondit-elle avec douceur, ce qui me rappelait vaguement quelque chose. Lisa va être licenciée dès qu’elle devra arrêter de travailler. »

A son ton accusateur, je sentis que ce n’était pas le moment de dire ce que je pensais, à savoir : oui, et alors ? Le côté pitbull d’Emma ne le supporterait pas, et Mariama, à côté de moi, était bien capable de m’expulser du bureau par manu militari si j’avais l’outrecuidance de contrarier sa déesse.

« Si elle manque plus de deux semaines, elle ne pourra pas reprendre son poste, reprit Emma, m’expliquant ce que je savais déjà. Figurez-vous que d’après les médecins, Lisa devrait rester au lit pour éviter une naissance prématurée, mais elle vient, alors qu’elle a mal au dos et qu’elle ne dort plus, qu’elle est stressée et malade, tout ça parce qu’elle doit choisir entre son travail et son bébé. »

Je commençais à comprendre où Emma voulait en venir et ça ne me plaisait pas. Ça ne me plaisait pas du tout. Je ne pouvais quand même pas garder des salariées qui s’absentaient pendant des mois ! Et puis quoi ? Après elle voudrait passer du temps avec le bébé au lieu de le placer comme tous les parents en foyer de jour ou de se mettre à l’uber ?

Et évidemment, l’expression butée d’Emma, si charmante pourtant, n’acceptait aucun compromis, aucune discussion. Elle venait de retourner la situation à son avantage, et je sentais que si je ne disais pas oui tout de suite, elle me le ferait chèrement payer. Mais oui à quoi ?

« Lisa, rentrez chez vous, décidai-je. Nous allons travailler sur votre situation en priorité. Vous aurez une réponse avant la fin du week-end. C’est promis. Mariama, s’il vous plaît, raccompagnez Lisa en voiture. Prenez la mienne, Killian vous donnera la carte d’accès.

— Je serai là demain à 8 heures, promit-elle avant d’aider Lisa à se lever.

— Non, répliqua Emma d’un ton autoritaire que je commençais à reconnaître, raccompagnez Lisa et rentrez chez vous. On se verra lundi. »

Lisa, après nous avoir écoutés, comprenait enfin que la décision de la fin du week-end ne concernait pas son licenciement, mais comment nous pouvions l’éviter. Elle se répandit en remerciements, jusqu’à ce que Mariama, remarquant ma lassitude, l’entraîne dehors. Emma se tourna vers moi. Elle paraissait fatiguée.

« Merci, Monsieur.

— Vous pourriez au moins m’appeler Théo quand vous m’extorquez des faveurs sociales.

— Non, c’est mon travail. Monsieur, on va vraiment travailler là-dessus en priorité ? J’avais toujours pensé que c’était normal, mais lorsque Lisa est venue me voir, j’ai compris que c’était une source de souffrance. »

Emma commençait à montrer un don évident pour m’extorquer des faveurs tout en me faisant croire que j’étais le héros de l’histoire. J’en avais oublié que j’étais là pour lui passer un savon, à l’origine, parce qu’elle s’était mise à dos la majorité des directeurs, et qu’ils réclamaient sa tête.

« Eh bien… oui, je suppose. On ne peut pas garder des gens qui s’absentent plusieurs mois, mais si c’est une source de souffrance et qu’en plus ça ne touche que les femmes, il faut revoir notre façon de penser et de gérer les grossesses. En télétravail, ça vous irait ? »

Nous échangeâmes un regard de connivence. Le télétravail, ce serait chez elle, et je nous voyais déjà, lovés dans son lit-banquette trop petit pour deux, la proximité, le travail, les discussions aidant… Ma main effleurerait ses cheveux, elle lèverait ses grands yeux bruns sur moi, j’écarterais une mèche, elle s’approcherait… Personne ne pourrait m’empêcher de rêver.

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