• #587 Les aveux du cuisinier

    Homme travaillant à son bureau

    En nous voyant menottés l’un à l’autre, l’employé d’accueil eut un petit rire :

    « Vous avez besoin d’aide ?

    — Volontiers.

    — Ça vous coûtera un jeton.

    — On n’en a plus, mentit Théo. Vous ne voudriez pas nous aider gratuitement ?

    — Vous allez devoir vous débrouiller. Je peux faire autre chose pour rendre votre séjour plus agréable ?

    — Oui, nous voudrions remercier le chef cuisinier, la nourriture est excellente.

    — Vous savez que si vous l’interrogez sur l’enquête, il vous demandera un jeton ?

    — Ce n’est pas le sujet, insista Théo, je voudrais juste le remercier pour sa cuisine. Où pouvons-nous le trouver ?

    — Il est probablement dans sa chambre. Lorsque vous êtes face à la cuisine, c’est le bâtiment de gauche, il y a une porte verte. Deuxième étage, chambre 204. L’escalier est un peu étroit, vous devriez peut-être attendre…

    — On va se débrouiller. »

    Les chambres des employés étaient là où on nous les avait indiquées. Une petite plaque en métal indiquait le numéro de la chambre. La 204 était la dernière, au bout du couloir. Il était probable que la chambre de Pamela se trouve dans ce bâtiment, mais il faudrait abandonner une option : interroger le cuisinier, fouiller la chambre de Pamela ou être libérés. Nous espérions que le mensonge du cuisinier nous en apprendrait plus.

    « Tu penses à la même chose que moi ?

    — Oui, fis-je en frappant. On va lui demander de nous indiquer le chemin.

    — Qu’est-ce que vous voulez ? Oh. (Il nous avait reconnus.) Oh ! (Il venait de voir les menottes.)

    — On a des questions. »

    Il tendit la main et Théo y plaça un jeton. Il ne nous en restait qu’un. Il s’effaça pour nous laisser entrer et installa deux tabourets pliables en face de son bureau. Des livres étaient ouverts, d’autres étaient alignés sur des étagères branlantes aux murs. J’en connaissais certains : Mariama me les avait installés sur ma tablette pour que j’apprenne les principes du management en entreprise. C’était étrange qu’un cuisinier s’intéresse à ces choses-là.

    « Que faisiez-vous, à l’instant ?

    — Je… Je… J’étudiais. Je passe un certificat de management, les épreuves sont dans un mois. »

    Théo me lança un regard intrigué mais dut sentir que je tenais quelque chose. J’avais moi aussi envisagé de passer ce certificat, mais travailler et étudier en même temps était pratiquement impossible. Où avait-il trouvé le temps ? sans même parler de l’énergie ? Il commençait à travailler à 5 heures, avait une pause de 3 heures le matin et l’après-midi, et ne finissait pas avant 23 heures. Aucun être humain ne pouvait tenir ce rythme tout en passant un certificat aussi difficile. A moins que…

    « Vous n’étiez pas là à 5 heures, pas vrai ? C’était quoi, votre petit arrangement ?

    — Pamela voulait que je réussisse. C’était une belle personne. Elle voulait que je réussisse alors, tous les matins, elle commençait à préparer la cuisine et quand j’arrivais à 6 heures, je n’avais presque plus rien à faire. A cette heure-là, il n’y a que le cuisinier qui est debout, personne n’aurait pu s’en rendre compte. Et moi, en échange, je m’assurais de sa sécurité.

    — Comment ça ? elle était menacée ?

    — Vous pouvez pas comprendre, vous avez du pouvoir, personne n’oserait s’en prendre à vous. C’est pas pour vous critiquer, Madame, mais vous savez pas ce qu’on vit.

    — Vous n’imaginez pas à quel point je le sais. Il y a encore 6 mois, j’avais un studio de 12 m² et je ne touchais que le salaire de référence. Dites-moi qui la menaçait.

    — Son ex. Il a dû la retrouver, je ne sais pas comment.

    — Son nom ?

    — Frédéric Masson.

    — Vous savez à quoi il ressemble ?

    — J’ai vu des photos, dans la chambre de Pamela. Brun, une barbe. Il a un physique assez ordinaire, je dois dire. Ce type… (Il marqua une pause et baissa d’un ton.) C’est un monstre. Une fois, il a attaché Pamela une semaine à un radiateur, parce qu’elle était rentrée en retard du travail. C’est là qu’elle a décidé de s’enfuir »

    Théo et moi échangeâmes un regard. Nous savions qui avait tué Pamela, pourquoi et comment. Restait à mettre la main sur Frédéric Masson. Le mieux serait d’avoir une photo.

    « Où est la chambre de Pamela ?

    — Cinq jetons, réclama le cuisinier.

    — Je vous en donne zéro, répliqua Théo. Vous nous avez menti, la première fois.

    — Cinq.

    — On reviendra.

    — Quand vous voulez. Bonne journée et amusez-vous bien ! »

  • #586 Ma prison invisible

    Barreaux et ombre sur sol en terre

    C’est une prison invisible.

    A chaque fois que ses barreaux se referment sur moi, je suis doublement honteuse : de ne pas en être débarrassée, et d’avoir cru que cette prison disparaîtrait un jour.

    Je réalise que j’agis de manière absurde depuis des jours, des semaines parfois, et que la porte de mon appartement est le premier obstacle à franchir. Cette porte, je l’observe, je me fais violence pour la franchir, et quand j’en tourne la clé pour m’enfermer dehors, je me sens minuscule.

    C’est à la fois ma prison et mon refuge. Aller dehors est à la fois une source de souffrance et de fierté. Je ne peux plus respirer, j’ai mal au ventre, à la tête, aux épaules ; je me sens malade et je tombe malade ; j’ai cette boule au cœur, ces palpitations qui me donnent l’impression que je vais mourir dans l’instant si je ne rentre pas.

    Mais toute sortie est une victoire sur ce trouble, sur cette affection invisible et handicapante. C’est un pied de nez au destin, un doigt d’honneur à la peur. Ça porte bien un nom, mais est-ce que ce mot peut englober tout ce qu’il implique, tout ce qu’il m’impose ? ou n’est-ce qu’un mot infamant pour une demi-vie ?

  • #585 Attachés l’un à l’autre

    Paire de menottes noires

    « Emma ? souffla Théo. Dis quelque chose, tout le monde nous regarde.

    — C’était une très bonne idée, ce team building, fis-je sans lever les yeux de mon assiette. Il n’y a pas mieux pour révéler le meilleur de nous-mêmes. Et le pire, aussi. »

    Théo me répétait pour la dixième fois ses excuses et, pour la dixième fois, je refusais de lui répondre. Je pouvais lui passer beaucoup de choses parce que je l’aimais, mais pas au point d’oublier les limites de l’acceptable. Je commençais à envisager de quitter ce travail, pour un autre peut-être, ou pour ne rien faire si mes finances le permettaient, quand Mariama et Killian s’approchèrent. Je leur adressai mon sourire le plus chaleureux. Après tout, ils n’y étaient pour rien si leur patron était un gros con.

    « On a quelque chose pour vous. »

    D’un même geste, Théo et moi tendîmes une main au-dessus de la table. Ce n’est qu’au claquement de menottes sur mon poignet que je réalisai ce qu’ils avaient fait.

    « Mariama, détachez-nous.

    — Killian et moi, on en a beaucoup parlé. Quel que soit le problème entre vous, réglez-le.

    — Mariama, détachez-moi, tout de suite ! »

    Des rires me parvinrent. Manifestement, tout le monde pensait qu’elle avait piégé la nouvelle DRH pour lui mettre des bâtons dans les roues. Je levai ma main gauche, entraînant avec moi le bras droit de Théo. Tout le monde applaudit et Théo me regarda avec inquiétude. J’étais toujours furieuse.

    « Je crois qu’on va devoir se coordonner.

    — Hors de question ! Tout ça, c’est de ta faute ! Si tu n’avais pas… »

    C’était injuste, bien sûr. C’était moi qui avais accepté l’invitation à dîner de Marcus, alors qu’il ne me plaisait même pas, simplement pour faire enrager Théo.

    « Je te demande pardon. Tu as raison, c’est de ma faute. C’est moi qui ai agi comme un gros con jaloux, mais je t’ai déjà promis que je ne recommencerais pas.

    — Non, je ne peux pas tout te mettre sur le dos. Moi aussi, j’ai mes torts. Je sais qu’on a une relation… compliquée. Bon, je crois que si on veut s’alimenter, tu vas devoir te mettre à côté de moi. »

    Je me décalai sur le siège et il se glissa à ma gauche en portant son assiette de sa main libre. Il nous fallut peu de temps pour nous coordonner et manger chacun à notre tour. Après tout, nous avions déjà vécu ensemble et nous passions la majorité de notre temps libre chez moi. Mariama et Killian étaient certainement au courant, mais ils n’avaient jamais abordé le sujet. Est-ce que ce team building n’était qu’une façon de nous pousser à sortir ensemble ?

    « Et si on réfléchissait un peu plus intelligemment à notre enquête, proposai-je. Après tout, on est attachés l’un à l’autre et on est limités dans nos recherches jusqu’à demain – ce n’est pas un reproche. Récapitulons. Pamela Rose a été tuée à l’écart puis déplacée. On peut supposer que son meurtrier la connaissait et l’aimait, puisqu’il lui a pris le visage dans les mains. Le cuisinier prétend qu’il n’a rien entendu, mais c’est impossible. Et il y a cette clé qui a fait réagir l’employé de l’accueil. »

    Je me gardai de préciser que si je n’avais pas eu le fin mot de l’histoire, c’est parce que Marcus m’avait fait son grand numéro de charme. Nos mains menottées excluaient tout ce qui pouvait amener à une nouvelle dispute. Avec un peu de chance, Mariama se déciderait à nous libérer avant que j’aie envie de faire pipi. Si elle était sadique, elle attendrait demain matin, pour s’assurer que je passe la nuit avec Théo.

    « Il faut qu’on trouve le logement de Pamela. On ne l’a pas encore fouillé. Il y a peut-être des indices dedans.

    — Mais au village, personne n’a été en mesure de nous renseigner. Il faudrait demander à quelqu’un de l’hôtel… Je pense qu’on apprendra plus de choses avec le cuisinier. Soit c’est lui le coupable, et c’est pour ça qu’il ment, soit il saura plein de choses intéressantes sur Pamela. »

  • #584 Un rêve lointain

    Lever de soleil sur la mer

    Cette fois, j’étais loin. J’étais au Vietnam, et l’heure courait : il faudrait bientôt que je sois au travail, mais est-ce que j’aurais un train ? J’avais du mal à trouver mon chemin dans ces paysages enchanteurs et bordés par la mer de tous les côtés. Après avoir traversé un petit pont arrondi, je m’arrêtai une seconde pour regarder l’heure : 8 heures 20. J’allais finir par être en retard !

    Dans un demi-sommeil, je réalisai que le Vietnam était loin, très loin de Paris. Il faudrait peut-être que je prenne un avion. Je percevais au fond de moi que ce n’était qu’un rêve, un mauvais rêve et ouvris les yeux juste le temps de chercher la durée du vol.

    Les vols entre Hô Chi Minh-Ville et Paris étaient des vols de 12 heures 55 – jamais je ne serais à l’heure, et ça allait me coûter plus de 600 € ! Il faudrait que j’appelle mon patron pour poser un jour de congés. Je ne rouvris les yeux que bien plus tard, alors que le soleil était déjà haut, caché sous d’épais nuages grisonnants et uniformes.

    Le réveil n’avait pas sonné. J’étais en congés.

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  • #583 Des jetons manquants

    Rue pavée dans un village

    Nous avions passé la matinée à errer dans le village en interrogeant des gens au hasard. Si certains connaissaient Pamela Rose, nous n’en avions pas tiré grand-chose : au mieux, des médisances sur cette jolie femme, solitaire et discrète, qui avait sans doute des choses à cacher pour ne pas se mêler aux autres ou pour refuser les invitations à dîner de tous les jeunes gens du coin qui cherchaient à la courtiser.

    « Emma, il faut qu’on arrête le hasard. On n’a plus que deux jetons. »

    Je comptai sur mes doigts : on avait peut-être interrogé un peu plus d’une dizaine de personnes aujourd’hui, mais certainement pas assez pour dilapider à la fois les jetons d’hier et ceux d’aujourd’hui. Je l’interrogeai du regard : il semblait très mal à l’aise.

    « J’ai… J’ai échangé dix jetons avec Mariama et Killian hier soir.

    — J’espère qu’ils avaient fait une découverte importante.

    — Je leur ai emprunté une paire de jumelles. »

    Je le regardai sans comprendre. Il n’en avait pas parlé : qui avait-il bien pu survei…

    « Tu n’as pas fait ça ? »

    C’était une question stupide : bien sûr qu’il l’avait fait. Alors que je nous pensais seuls, Marcus et moi, celui en qui j’avais le plus confiance nous épiait.

    « Pourquoi ?

    — Je m’inquiétais. Je sais que je ne devrais pas, et je savais que tu n’aimerais pas l’idée, mais j’étais inquiet. C’est quand même bizarre, ce type qui est dans notre hôtel alors que Mariama et Killian ont réservé l’hôtel complet… »

    Je lui lançai un dernier regard, blessée, et tournai les talons sans répondre. Même si tout ça avait eu lieu avant ses excuses et avant qu’on en discute, ça me faisait quand même beaucoup de mal. J’avais confiance en Théo, mais je n’aimais vraiment pas cette jalousie maladive qui faisait de lui un crétin possessif.

    « Emma ? Emma ! Attends ! »

    Alors que je tournai à l’angle d’une rue en espérant le semer, les larmes aux yeux, une main m’agrippa et je reconnus Marcus. Il me fit signe de me taire et de me cacher derrière un large pot de fleurs.

    « Oh, encore vous, lança une seconde plus tard la voix de Théo en guise de salutations. Vous me suivez ?

    — M. Dishwokee, quel plaisir ! Vous cherchez Emma, je présume ? Elle est partie par là, elle avait l’air très en colère. Je ne sais pas ce que vous lui avez fait, mais… Il est parti. »

    Le visage de Marcus apparut au-dessus du pot de fleurs. Il me tendit la main pour m’aider à me relever et me désigna la chaise en face de lui.

    « Je vous en prie. Asseyez-vous et racontez-moi. Qu’est-ce que vous boirez, ma chère ? »

  • #582 Qualité en baisse

    Cahier ouvert

    Ce n’est pas qu’une impression : la qualité de mes textes a baissé. Je pourrais me trouver mille excuses, vous présenter mes excuses mille fois, mais ça ne changerait rien à la réalité : la qualité de mes textes a baissé. Ce n’est plus ni drôle ni touchant, ça n’aborde plus avec délicatesse des sujets délicats. C’est juste… du remplissage.

    Je sais bien que ce n’est pas très vendeur de l’admettre, mais c’est la réalité : la qualité de mes textes a baissé. Je n’ai pas la prétention de me croire supérieure, alors si je l’ai vu, vous aussi. Ça n’est heureusement pas complètement nul, mais ça n’est pas très bon.

    Bon. J’ai un constat, donc je sais ce que je dois faire : redresser la barre, et la redresser sans tarder. Je ne pourrai rien faire pour ce qui est déjà en ligne… Je pourrais techniquement, mais ça représente un temps trop considérable pour que je puisse le prendre. Tout ce que je peux réellement faire, c’est améliorer les choses pour l’avenir.

    Toutes mes excuses. Ça se reproduira, en plus. C’est comme ça : on n’est pas tout le temps au top.

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  • #581 Quelqu’un a forcément vu quelque chose

    Pièces de puzzle

    « C’est impossible ! Le mur ne doit pas faire plus de 15 centimètres d’épaisseur, et vous soutenez que vous n’auriez pas entendu une bagarre ? »

    Théo s’énervait à mesure que le cuisinier nous répétait qu’il était arrivé à 5 heures, et qu’il n’avait découvert le corps de Pamela Rose qu’à 6 heures, en sortant pour boire son café.

    « Vous savez le boucan que ça fait, dans une cuisine ? Et puis, il m’arrive d’écouter de la musique.

    — Laisse tomber, Théo. Merci, fis-je à l’attention du cuisinier, ça nous aide beaucoup. »

    Malgré ses protestations, j’entraînai Théo hors de la cuisine.

    « Il ment !

    — Peut-être pas. C’est vrai que les métiers comme le sien sont souvent très bruyants. Tu as bien vu comme l’open space est bruyant par rapport aux bureaux des directeurs.

    — D’accord. Mais alors s’il n’a aucune information, qui en a ? »

    La question était pertinente. Avant d’être une enquête, c’était un jeu : quelqu’un avait forcément vu quelque chose.