Hortense Merisier

Ecriture quotidienne, textes et courtes nouvelles

#561 La sorcière et l’enfant (2)


Maison au milieu des bois

Deux jours après la visite de la fillette, la sorcière la vit réapparaître sur le chemin qui menait à sa petite maison. Cette fois, elle était accompagnée d’un homme qui la tirait par le bras, probablement son père. Ainsi, c’est donc cela qu’elle entendait par « lui dites pas que je suis venue » ? Elle savait que son père allait la ramener et ne voulait pas qu’il le sache ?

« C’est pour quoi ? aboya la sorcière.

— Ma femme, paix à son âme, est morte la semaine dernière. »

La sorcière ne fit même pas l’effort de répondre. Elle savait que les gens qui commençaient par raconter leur vie étaient aussi ceux qui avaient le plus à demander. Le besoin de se justifier, le besoin de donner une légitimité à leurs demandes. Elle se posa sur son fauteuil devant sa porte et commença à grignoter une galette de châtaigne (châtaignes, faisan, feuilles de pissenlit et pâquerettes).

« Je me retrouve seul, avec quatre jeunes enfants, poursuivit l’homme en reniflant, et celle-là est leur aînée. Elle s’appelle Jeanne. J’ai fait du mieux que je pouvais pour l’élever, mais à présent que sa mère n’est plus là… je ne peux plus m’en occuper. C’est une bonne travailleuse, elle ne mange pas beaucoup et elle a bon caractère… »

Ben voyons, songea la sorcière, cette petite emmerdeuse crève de faim, ça m’étonnerait qu’elle soit bonne à quoi que ce soit.

« Je sais que c’est beaucoup demander à une femme comme vous, qui avez votre… votre commerce à gérer, qui faites tant pour la communauté… »

La sorcière faillit éclater de rire.

« … mais accepteriez-vous de l’embaucher ? Vous n’avez même pas à la payer, elle gagnera sa croûte en travaillant. »

Le regard de la sorcière passa de l’enfant, manifestement aussi terrorisée à l’idée de rester que de rentrer se prendre des coups de son paternel, à l’homme qui ne s’était pas présenté. Elle serait certainement mieux ici, avec quelqu’un pour veiller à ce qu’elle ait assez chaud et à manger, à ce qu’elle étudie au lieu de se monter la tête avec des bondieuseries stupides.

« Si vous voulez que je la garde, il faudra me payer.

— C’est que, vous comprenez, avec les trois autres petits…

— Je ne veux pas d’argent. C’est elle mon paiement. »

L’homme suivit le doigt pointé vers Jeanne et la poussa sans douceur devant lui. La petite supplia son père, lui promettant d’être sage et d’obéir à tous ses ordres, mais l’homme lui répondit par une énorme gifle qui l’envoya valser à terre. La sorcière la releva, posa son propre châle sur les épaules maigrichonnes de l’enfant, et la retint d’une main ferme.

« Si vous me la laissez, insista-t-elle, vous renoncez à tous vos droits sur elle. Vous n’êtes plus son père, vous ne pouvez plus la placer ailleurs, la marier, lui demander de s’occuper de ses frères et sœurs ou de vous. J’en fais ce que je veux. Si je veux la noyer, la revendre ou en faire mon apprentie, ce n’est plus votre problème.

— Ça me paraît honnête. »

Pauvre idiot de sale type, songea la sorcière, qui rédigea aussitôt leur accord sur une feuille de papier :

Je soussigné, André Klein, charpentier de mon état, confie de manière définitive ma fille Jeanne à la sorcière du Bois Pendu pour son éducation. Je renonce à tout droit sur elle, et offre sa vie entière en paiement de ma dette. Je soussignée, la sorcière du Bois Pendu, accepte de prendre définitivement en charge Jeanne, et accepter pour unique paiement la vie de cette enfant.

La sorcière relut l’accord, le signa d’une écriture élégante, et l’homme signa à son tour d’une croix avant de repartir allégé de son plus gros fardeau. Alors que l’enfant se mettait à pleurer, la sorcière l’entraîna à l’intérieur. Personne n’entrait jamais. On racontait que la sorcière coupait la tête de ceux qui osaient franchir son seuil, et les gamins du village se lançait le défi d’aller toucher la porte, au risque d’y perdre la main. On racontait beaucoup de choses.

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