Hortense Merisier

Ecriture quotidienne, textes et courtes nouvelles

#563 L’apprentie sorcière (2)


Livres sur une étagère

La sorcière ne s’était pas trompée. Jeanne avait faim. Elle avait faim de bonne nourriture, riche et énergétique ; elle avait faim d’insouciance, et disparaissait des heures en exploration dans la forêt ; et elle avait faim de connaissance. Au printemps, la sorcière lui avait enseigné les bases de la lecture, de l’écriture et des mathématiques.

L’enfant avait un peu résisté, jusqu’à ce que la sorcière ouvre un livre un soir et se mette à lire à voix haute. C’était l’histoire d’un homme qui allait travailler dans une mine. Elle s’était approchée : c’était un petit livre, très usé à force d’être lu, à la couverture plusieurs fois recouverte de papier. Le petit livre était couvert des lettres que la sorcière voulait lui apprendre.

« Tout ce que vous racontez, c’est écrit dedans ?

— Oui. Et il y a des livres qui parlent des fleurs, de la forêt, des maladies, des livres sur les étoiles et sur le monde, des livres sur ce qui s’est passé avant, sur comment c’était quand c’était compliqué. Il y a même des livres qui disent comment faire de bons repas, et des livres qui disent comment s’occuper des enfants comme toi.

— Apprenez-moi.

— Apprendre, ça prend du temps. D’abord, tu dois apprendre les lettres. On va les répéter jusqu’à ce que tu les connaisses bien, toutes, et sans te tromper. Ensuite, tu apprendras que la plupart des lettres vont avec un son. Par exemple, le O se dit ooo. Mais ce n’est pas toujours le cas. Lorsqu’on a un O qui se dit ooo à côté d’un U qui se dit uuu, ça ne fait pas ohu, mais ou. Et il y a plein d’autres règles, des lettres qui ne se prononcent pas, d’autres sons qu’on dit même s’ils ne sont pas écrits. Avec les lettres et les sons, on fait des mots, et avec les mots ont fait des phrases. Ce n’est qu’ensuite qu’on écrit des histoires. »

L’enfant regardait la sorcière avec des yeux émerveillés. Elle se glissa sur ses genoux et s’enroula comme un chat, s’endormant presque aussitôt. Trois mois plus tard, Jeanne ouvrait le petit livre. Elle reconnaissait toutes les lettres. G, E, ça fait gue, non, Grand-mère a dit : avec le G, on dit ga, go, gu, mais on dit ji et geu, sauf s’il y a un U-bassine avant I-tout droit et E-les bras. G, E, ça fait jeu. R, ça fait rrr comme le tonnerre.

« Ah, tu veux commencer ce livre ? »

L’enfant sursauta.

« Mettons-nous dans le fauteuil. Il est assez difficile, je vais t’aider. Où est-ce que tu en es ?

— G, E, R, jeur !

— Non, E, R, dans ce cas, ça se dit èèèr. Continue.

— M, I, mi. N, A, na. L, leu. Jeu, èèèr, mi, na, leu.

— Germinal. C’est le titre du livre, c’est comme ça qu’il s’appelle. Toi, tu t’appelles Jeanne, ajouta la sorcière face au visage d’incompréhension de l’enfant, et lui, il s’appelle Germinal. A une époque, c’est comme ça qu’on appelait le mois du début du printemps – c’est à cette époque que tu es venue habiter chez moi. On continue ? Tu t’en sors très bien, alors tu peux dire les lettres dans ta tête si tu veux. »

L’enfant se concentra. La ligne en-dessous ne contenait que deux mots. Elle répéta les lettres dans sa tête, se demanda si sa grand-mère lui avait dit quelque chose sur des sons pas normaux, ne se souvint de rien et lut, en suivant la ligne du doigt :

« Eu-mi-leu Zooo-la ?

— Emile Zola. C’est ce monsieur qui a écrit l’histoire. »

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