Hortense Merisier

Ecriture quotidienne, textes et courtes nouvelles

#595 La jeune sorcière


Femme avec voile

Jeanne avait grandi. A présent adolescente, elle lisait autant qu’elle pouvait et assistait Grand-mère dans ses consultations. Elle savait nommer chaque muscle, refermer une fracture, où trouver de l’amanite et quelles orties faisaient les meilleures cordes. Elle savait accoucher des femmes, retourner un enfant qui se présentait par le siège, faire baisser la fièvre d’un enfant et apaiser les coliques.

Parfois, Grand-mère l’envoyait au village pour faire les courses. Jeanne y revoyait ses amis d’enfance, mais ce n’était plus comme avant : elle était une jeune sorcière, à présent. Eux apprenaient le métier de forgeron, de couturière ou de boulanger ; elle les avait presque tous soignés un jour ou l’autre. Elle était crainte autant qu’admirée.

Pendant ce temps, Grand-mère faiblissait. Jeanne le voyait et cherchait à repousser l’inévitable. Elle lui préparait une bouillie riche en lard et en fruits séchés et avait passé de longues soirées à lui tricoter une épaisse couverture pour somnoler devant la cheminée.

Mais la vieille sorcière maigrissait à vue d’œil pendant que la jeune sorcière recousait les peaux, avortait des femmes, guérissait les fièvres. Jeanne s’inquiétait dès qu’elle devait quitter la chaumière, mais des petits enfants venaient la chercher pour faire soigner des malades trop faibles pour se déplacer.

Au village, elle passait déjà pour être une bien meilleure sorcière que la précédente. Pour éviter de contaminer Grand-mère, elle avait pris l’habitude de ne sortir que vêtue d’une grande cape et le visage couvert d’un épais masque de tissu. Cela ajoutait encore à sa prestance et à l’aura de mystère qui l’entourait.

Et puis, après deux jours de grande faiblesse, Grand-mère mourut. Jeanne était presque inconsolable. Elle l’enterra plus loin dans la forêt, aux pieds d’un beau chêne qu’elle grava du symbole secret de l’amour : deux demi-cercles côte à côte se rejoignant en pointe. Les sorcières n’avaient pas droit à une vraie tombe, ni à une pierre tombale, mais ce chêne survivrait à bien des générations.

Malgré tout, le chagrin ne pouvait meurtrir durablement Jeanne. Elle dut aider une mère à accoucher de jumeaux si petits et si faibles qu’elle revint les voir presque chaque jour pour s’assurer de leur état. C’est à l’occasion d’une de ses visites qu’elle vit cet homme l’attendre. Elle savait qu’autrefois, il avait été son père. Il avait bien vieilli et avait la peau bleutée de l’homme qui a trop bu tout au long de sa vie.

« Jeanne ? c’est toi ?

— Ici, on m’appelle la sorcière, ou Madame.

— Je n’aurais jamais dû te laisser. Tu es ma fille… »

Il se plia en deux sous une douleur au ventre. Jeanne se souvenait des gifles et des coups qui pleuvaient quand elle était encore sa fille. Grand-mère et elle en parlaient souvent, quand elle était arrivée. Elle avait fini par lui pardonner mais n’avait pas pour autant oublié cet avertissement de Grand-mère :

« Souviens-toi, il a renoncé à toi quand tu es venue. Un jour, il viendra te demander ton aide. Soigne-le comme tu soignerais n’importe quel patient. C’est ton devoir, mais tu n’en as pas d’autre : il n’est plus ton père et tu n’es plus sa fille. Tu es libre, petite. »

Jeanne l’observa et lui prit rapidement le pouls. L’homme y vit un encouragement.

« Aujourd’hui, comme tu vois, je suis malade. Viens à la maison et occupe-toi de ton vieux père.

— Vous pouvez marcher, alors vous vous déplacerez à la chaumière. Vous connaissez le chemin, je crois, puisque vous l’avez emprunté quand vous avez renoncé à tous les droits que vous aviez sur l’enfant que vous appeliez Jeanne. N’oubliez pas d’amener de quoi me payer. Je suis une sorcière, pas une religieuse, et mes soins ont un prix. »

Il leva la main dans le geste menaçant qu’il avait quand Jeanne était encore une petite fille, mais il ne lui faisait plus peur. Elle serra son poing et lui enfonça dans le ventre, à l’emplacement du foie. Avec la cyanose qu’il avait, la douleur le fit tomber au premier coup. Des murmures s’élevèrent : tout le monde s’était arrêté pour savoir si Jeanne était restée Jeanne ou si elle était vraiment devenue une sorcière.

« Que cela vous serve de leçon, à vous autres ! Personne ne lève impunément la main sur une sorcière. »

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