Hortense Merisier

Ecriture quotidienne, textes et courtes nouvelles

#600 Aborder les sujets sensibles


Cahier et crayon

Une des choses que je fais couramment sur mon blog, c’est d’aborder des sujets sensible, notamment les violences sexuelles et sexistes. Un de mes meilleurs textes (#401) parle d’ailleurs de pédophilie. Préparez des mouchoirs si vous le lisez, il me fait pleurer à chaque fois.

(Si le sujet abordé n’est pas trop sensible pour vous, je vous conseille la lecture de ce texte. Il me servira à illustrer tout mon propos. A défaut, vous pouvez vous baser sur les seules explications… Si là encore, ça vous semble trop pénible, passez votre chemin, ces conseils ne sont pas pour vous.)

Reste que c’est un exercice épineux d’aborder ce genre de sujets, si compliqué que peu d’auteurs s’y frottent. Pas seulement parce que le sujet est pénible, mais aussi parce qu’il faut décider de comment l’aborder. C’est plus simple de ne pas prendre de risque, d’ignorer tout simplement l’existence du viol, de l’emprise conjugale et des gourous vendeur⋅se⋅s de pierres magiques, que de se lancer – et de se planter.

N’oublions pas que les gens qui écrivent ont l’ego démesuré de croire que ce qu’ils pensent, écrivent et imaginent vaut la peine d’être lu. En tout cas, les autres, c’est sûr que non, mais moi je suis une exception exceptionnelle de talent et de prestance (second degré). Vous devriez donc vous abonner (les textes ici sont gratuits, sans pub, et le resteront) et parler de moi autour de vous (ça m’aiderait beaucoup).

Bref. Après ce moment d’auto-suffisance qui ne me ressemble pas du tout, je vais vous dévoiler mes secrets de fabrication. Comme toujours, c’est ma façon de faire, elle n’est pas universelle. D’autres auteurs vont aborder des sujets tout aussi sensibles (voire plus) d’autres façons, qui seront tout aussi pertinentes, juste différentes.

Comprendre sans juger

Une des premières choses à faire pour parler d’un sujet sensible est de comprendre son mécanisme, notamment psychologique. La pédophilie, par exemple, repose sur le secret : l’enfant ne doit pas parler. C’est d’ailleurs comme ça que la narratrice, très jeune, appellera les abus dont elle a été victime : « le secret ».

Quel que soit le sujet, je vous recommande de vous pencher sérieusement dessus et de comprendre comment ça fonctionne de l’intérieur, au lieu de rester sur des préjugés ou des lieux communs. Sortez un peu de votre zone de confort et confrontez-vous à la réalité !

Parlons maintenant du jugement. Il est facile de dire qu’on ne juge pas la victime : c’est une victime. Dans le cas de la pédophilie, ça ne fait aucun doute : l’enfant n’a pas le choix, c’est un innocent forcé par un adulte monstrueux. Mais pour d’autres sujets, comme les violences conjugales, n’entend-on pas souvent : « mais pourquoi est-ce qu’elle ne le quitte pas ? » ? On ne juge pas, mais un peu quand même.

Personnellement, je mets un point d’honneur à observer le mécanisme sans juger : dans le cas des violences conjugales, un ressort est l’emprise. La victime ne peut pas partir parce qu’elle est prisonnière de la relation, elle est prisonnière dans sa tête, comme le serait un⋅e adepte de secte ou un enfant vis-à-vis d’un parent abusif. Elle est réellement convaincue que les violences sont normales, justifiées, et même s’il lui arrive d’en douter, elle est persuadée que si elle part, ce sera pire : le⋅a conjoint⋅e violent⋅e la tuera ou elle n’arrivera pas à survivre seule face au reste du monde.

Travailler l’ambivalence des personnages

Ne pas juger la victime, c’est une chose, mais je crois également que, pour qu’un sujet sensible soit abordé avec justesse (et non justice), il ne faut pas non plus juger l’auteur des crimes. Ce n’est pas mon rôle de dire ce qui est bien ou mal : c’est la loi, les député⋅e⋅s que nous élisons, qui décident de ce que la société autorise ou non.

Là où, selon moi, il y a un énorme risque d’erreur en tant qu’auteur, c’est de se dire : ok, c’est un pédophile, donc c’est un monstre (et si je lui faisais des cornes ?). Non. C’est un pédophile, c’est un monstre : ça, c’est ce que je pense en tant que personne. Mais dans un texte, je suis la personne qui écrit : c’est un pédophile, c’est un personnage, et donc une personne fictive, un être humain fictif. Et tous les êtres humains, réels ou fictifs, sont constitués d’une part de lumière et d’une part d’obscurité.

C’est pour ça que, dans mon texte sur la pédophilie, j’en ai fait l’oncle de la victime et je lui ai donné un nom (Tonton Jo), une femme (Lisa) et deux enfants. D’abord, parce que la binarité du Bien et du Mal, ça n’existe pas dans la vraie vie, et c’est ça qui est à la fois horrible et évident : si c’était écrit sur leur front, aucun pédophile ne pourrait abuser d’enfants. Ensuite, parce que c’est beaucoup plus intéressant d’écrire et de lire des personnages ambigus que des gentils et des méchants. C’est ce qui donne cette fameuse justesse – encore une fois, il n’est pas question de justice.

Il y a aussi une certaine ambivalence chez les victimes de violences, et elle est normale. Le principal sentiment d’une victime de violences, ce n’est ni la colère ni la peur, c’est la culpabilité. Ce n’est pas simple, ce n’est pas facile à accepter, et encore moins à dépasser, mais c’est la réalité : une victime culpabilise, elle est persuadée que si elle avait agi différemment, elle n’aurait pas vécu ce qu’elle a vécu – et donc, est-elle vraiment une victime, si elle est un peu responsable ?

C’est le cas de ma jeune victime de pédophilie. Tout le monde lui dit qu’elle est une victime, que ce n’est pas de sa faute, et c’est vrai. C’est une victime. Mais d’un autre côté, elle voit bien que, depuis qu’elle a parlé, son monde s’est effondré : sa mère pleure en permanence, son père tape dans les murs, sa tante envisage de divorcer et ses cousins auront un papa en prison.

Dans son regard d’enfant, il y a de la culpabilité, et une culpabilité logique : tout allait bien tant qu’elle ne parlait pas, et tout va mal depuis qu’elle a parlé. Et ce ne sont pas des histoires de grande personne : c’est son histoire d’enfant à elle, ce qu’elle a vécu, et surtout le fait qu’elle en ait parlé, qui a déclenché le cataclysme qui se déroule autour d’elle et sur lequel elle n’a aucune prise. Donc, dans ses yeux d’enfant, elle est responsable de tout ça.

Et là, on a un angle intéressant pour raconter l’histoire.

Parler à la première personne

Lorsque j’aborde un sujet sensible, j’utilise presque systématiquement le « je » pour faire parler la victime. Ce sont ses yeux, ses émotions et ses pensées. Je ne vois pas de meilleure façon de transcrire avec justesse ses émotions et ses pensées (je pourrais trouver, mais ma justesse se situe dans leurs cœurs). Ça me semble également essentiel de redonner une voix à celles et ceux qui en ont été privé⋅e⋅s.

La narration à la première personne (et pas simplement focalisée sur le personnage de la victime) est pour moi une évidence : elle permet de traduire l’ambivalence de la victime de manière brute, dépouillée. En nous-mêmes, lorsque nous vivons cette ambivalence, nous avons un discours qui n’est pas forcément cohérent ou logique, et c’est ce discours-là que j’essaie d’amener (non sans un certain nombre de corrections qui me font vider des boîtes de mouchoirs).

Parler à la première personne, c’est faire siennes les pensées et la compréhension, parfois partiale, d’un seul personnage. Dans mon cas, on parle d’une fillette d’environ 6 ans – c’est du moins ainsi que je l’ai envisagée à la rédaction.

Certains mots sont donc mal retranscrits, comme une maladie psychosomatique qui devient « sico-somatic ». De même, certaines expressions sont enfantines « Véronique elle est très gentille, elle est encore plus gentille que ma maîtresse », et c’est volontaire : c’est une voix d’enfant.

Pour reproduire ce style naïf, il suffit de parler à des enfants ou de regarder des vidéos d’enfants en train de se parler à eux-mêmes ou de raconter des histoires. Il s’agit d’un détail essentiel, car il permet au⋅à la lecteur⋅trice de situer l’âge de la victime, même si elle ne le précise pas.

Toujours pour coller à son âge, elle ne comprend pas pourquoi les gens qui ont la maladie de la pédophilie vont en prison et pas à l’hôpital. Elle ne comprend pas pourquoi le pédophile va en prison et pas elle, alors qu’ils ont fait la même chose. Elle ne comprend pas pourquoi sa mère pleure et son père tape dans les murs.

Il n’y a que le⋅a lecteur⋅trice adulte et éclairé⋅e qui peut lire l’histoire, non à travers les yeux de l’enfant, mais à travers le regard horrifié de ses parents. Là, j’utilise la technique de la double lecture : ce que la narratrice raconte est différent de ce que le⋅a lecteur⋅trice lit. Ajoutez la touche du biais psychologique qui impose à tout⋅e adulte de chercher à protéger un⋅e enfant⋅e innocent⋅e, et le⋅a lecteur⋅trice est malgré lui⋅elle très impliqué⋅e dans le récit.

Evoquer, ne rien dire

Une fois qu’on sait de quoi on doit parler, quelles sont les émotions qu’on va transcrire et comment on va manipuler les émotions du⋅de la lecteur⋅trice, il en faut très peu pour que la magie opère.

Par principe, cependant, autant par respect pour les vraies victimes que pour épargner des images cauchemardesques à mes lecteur⋅trice⋅s, je n’aborde jamais les sujets avec des détails glauques. Je pourrais, je sais le faire (c’est atroce à écrire), mais ce n’est pas comme ça que j’aime raconter les histoires. Et puis, est-ce qu’on n’a pas le cœur qui s’emballe plus avec la petite musique angoissante, que lorsque le monstre apparaît en hurlant ?

Je préfère évoquer des idées sans les dire. Dit autrement, je n’ai pas besoin de raconter le viol d’une enfant par son oncle, pour que le⋅a lecteur⋅trice sache que l’enfant a été violée. Il me suffit de semer des indices, et croyez-moi, si vous lisez le texte, vous n’aurez aucun doute sur ce qu’il s’est passé. Pourtant, ce n’est dit à aucun moment.

Ma victime de pédophilie, bien qu’ayant manifestement été violée à plusieurs reprises, n’entre jamais dans le détail de ces viols. Elle parlera du « secret », de « ce que j’aimais pas », d’une « très grosse bêtise » ou simplement de « ça ». Ce n’est qu’au travers des explications des adultes, telles qu’elle-même les comprend, qu’on entend parler de « toucher les enfants » ou de « pédophilie ».

Ajouter du réalisme

Ces évocations ne tiennent qu’à quelques détails criants de réalisme.

Dans mon texte, je n’ai eu qu’à faire agir quelques adultes comme des adultes, mais vus par une enfant. Il y a le bureau plein de jouets et de crayons de couleurs de Véronique, la pédopsy (le docteur que quand tu lui parles ça te guérit). Il y a la mère qui pleure et le père tape dans les murs à s’en fracasser les mains : on entend les sanglots et les os se fendre, on voit le mur troué par le désespoir.

Il y a tous ces adultes qui s’embourbent dans leurs explications et n’arrivent pas à surmonter leur propre colère et leur propre souffrance, même la maîtresse qui lui fait un câlin et lui dit qu’elle est une petite fille très courageuse – qui a le plus besoin du câlin et de courage ?

Pas besoin d’en faire des tonnes, il suffit de ne garder que les détails ou les éléments de langage qui contextualisent le mieux l’histoire. Personnellement, c’est le genre de texte où mes corrections consistent à en enlever le plus possible et à ne garder que ce qui est essentiel à la compréhension.

Ça donne un texte sur la pédophilie de seulement 644 mots, moins d’une page Word. C’est aussi ce qui donne cette… brutalité ? Je ne dis rien, j’évoque tout, je confronte la naïveté de l’enfant à la brutalité du regard adulte (autant celui des autres personnages que celui du⋅de la lecteur⋅trice), et en un temps de lecture qui ne dépasse pas 3 minutes.

Bref, c’est un coup d’épée qui vous éviscère sans que vous l’ayez vu venir.

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